Où est-il ton Dieu ? (PS 42, 4). C’est la question que des millions d’hommes posent à chacun de nous croyants. Même si le retour de Dieu est devenu un slogan à la mode, pour bon nombre de nos contemporains la question de Dieu ne se pose même plus. Il ne s’agit pas de combattre l’existence de Dieu. Plus radicalement, la question de Dieu n’a pas de sens. Et d’ailleurs, si Dieu existait, à quoi pourrait-il bien servir ? Dieu… pour quoi faire ?
Des images qui s’effacent
Cette absence de Dieu dans le monde moderne est une épreuve redoutable pour notre foi. Mais il est impossible que cette épreuve ne nous oblige pas à purifier notre foi au Dieu vivant. Quand l’athée proclame la mort de Dieu, le croyant doit se demander s’il a vraiment déjà rencontré la Personne de Dieu, le Dieu qu’on adore en esprit et vérité. Il doit se demander s’il n’en reste pas à des idées et à des représentations sur Dieu qui sont des caricatures du vrai visage de Dieu. Dieu n’est pas mort, mais certaines images de Dieu sont bien mortes. Et c’est peut-être la leçon que l’athéisme contemporain est chargé de faire entendre aux chrétiens qui se contentent encore d’un Dieu trop humain.
Ainsi, par exemple, un Dieu qui ne serait que le Dieu explication du monde est mort. Le monde semble se passer très bien de Dieu. Dieu est devenu inutile pour la mentalité scientifique. Dieu pour quoi faire ? Dans cette transformation prodigieuse du monde, l’homme ne rencontre plus que lui- même. Pareillement, le Dieu garant de l’ordre social est mort. L’homme moderne a pris conscience de son existence politique et de son autonomie. C’est pourquoi, la liberté totale de l’homme semble forcément contradictoire avec l’idée de Dieu conçu encore comme un Dieu-gendarme. Enfin, un Dieu qui ne serait que le Dieu complément des manques de l’homme est mort. Il ne s’agit pas de faire appel à l’intervention miraculeuse d’un Deus ex machina devant les contradictions et difficultés du monde. Il s’agit de réduire les déficits de l’histoire par l’action la plus efficace et la plus généreuse. L’homme se sent désormais tout seul à porter la responsabilité du monde, et Dieu semble inutile dans la construction d’un monde meilleur.
De la sécurité à la foi
On voit donc que pour l’athéisme contemporain, Dieu est mort dans la mesure où il ne sert plus à rien. Si nous voulons dépasser l’athéisme, il faut alors nous demander si, nous croyants, nous n’avons pas fait du Dieu tout Autre de la Bible un Dieu trop humain, un Dieu qui ne serait plus que le Dieu de nos utilités quotidiennes et de nos sécurités domestiques. Face à l’indifférence des masses modernes, nous commençons peut-être à entrevoir le vrai sens de la question religieuse. La question religieuse commence à prendre un sens quand on ne la pose plus au niveau de l’utilité ou de l’inutilité de Dieu.
En d’autres termes, nous ne pouvons plus confondre le Dieu de la Révélation judéo-chrétienne avec le Dieu du théisme ou le Dieu des religions. Le Dieu de la Bible n’est pas un Dieu utilitaire, c’est d’abord le Dieu de l’histoire du salut, le Dieu de l’Alliance, le Dieu qui manifeste son vrai visage en Jésus-Christ.
Un Dieu vivant et jaloux
Le Dieu des religions, qui répond au besoin religieux de l’homme, est un Dieu qui répond presque trop bien à l’attente humaine. C’est le complément des manques de l’homme, c’est le Dieu explication du monde, qui satisfait les harmonies de l’esprit, le Dieu qui console, qui donne bonne conscience, le Dieu garant de nos sécurités familières. Le Dieu chrétien n’est pas la suprême utilité de l’homme : c’est le Dieu vivant, qui glorifie, qui divinise sa créature bien au-delà de ses aspirations humaines. En christianisme, la réponse de Dieu dépasse totale- ment la question de l’homme. Il faut même dire que c’est Dieu lui-même qui crée la question (celle du salut par la révélation du péché) en même temps qu’il donne la réponse (la victoire sur le péché et sur la mort). A ce Dieu vivant qui continue d’intervenir dans notre vie et dans notre histoire comme il intervenait autrefois dans l’histoire d’Israël, répond justement la foi et pas simplement l’instinct religieux.
Dieu est bien en fait mon bonheur suprême et la réponse à toutes mes aspirations. Mais Dieu est un Dieu jaloux : il veut être cherché pour lui-même. Il ne veut pas être seulement le réservoir d’énergie où les chrétiens viennent puiser pour transformer le monde ou simplement assumer avec courage le combat quotidien de l’existence. Certains chrétiens s’étonnent de n’avoir pas de goût pour Dieu. C’est sans doute parce qu’ils ne cherchent pas Dieu pour lui-même, mais pour ses bienfaits. Le Dieu à la fois tout Autre et tout proche doit être cherché au- delà de nos utilités, dans le silence et la solitude du cour, là où la gratuité de l’amour et de l’adoration trouve sa propre justification. Qui n’a pas fait cette expérience dans la nuit de la foi n’a pas encore connu Dieu. L’insensibilité religieuse de nos contemporains qui ne croient plus qu’à l’efficacité ne devrait pas nous surprendre. La question de Dieu ne peut naître que chez celui qui a fait l’expérience d’une certaine gratuité, au-delà de ses utilités immédiates.
Dieu pour quoi faire? L’athéisme moderne nous invite à critiquer les faux visages que nous prêtons trop souvent à Dieu. On ne peut plus aujourd’hui badiner avec Dieu. Ou bien, nous sombrerons, nous aussi, dans l’incroyance ; ou bien, nous adorerons un Dieu qui ne soit enfin que Dieu. Ce Dieu-là, c’est le Dieu vivant qui met l’homme en question et non pas un Dieu à notre mesure, un Dieu qui ne serait que la projection des désirs de l’homme.
L’abandon à l’initiative de Dieu
Pour découvrir ce vrai visage du Dieu biblique, il faut se convertir, c’est-à-dire retrouver l’attitude de nos pères dans la foi. Trop souvent, notre foi est encore une foi utilitaire : elle consiste à prendre des assurances sur l’avenir, c’est-à-dire à mettre Dieu au service de nos projets encore tout humains pour notre vie ou pour la destinée du monde. Combien de fois au cours de l’histoire, les chrétiens ont-ils appelé Dieu à la rescousse pour justifier leurs entreprises les plus ambiguës.
La foi biblique est justement à l’opposé de cet utilitarisme religieux. Qu’il nous suffise de relire l’admirable chapitre II de l’épître aux Hébreux. La foi y apparaît comme l’abandon total de l’homme à l’initiative de Dieu dans sa vie. Ce n’est pas l’homme qui a l’initiative. C’est Dieu ; et la foi est justement la réponse obéissante à cette initiative. Les initiatives de Dieu peuvent être déconcertantes. Mais l’homme continue de faire confiance à Dieu, alors que, humainement, il ne sait pas. L’histoire sainte, c’est l’histoire d’hommes qui ne savent pas à quoi Dieu les appelle exactement. Mais il font confiance à la Parole de Dieu : ils continuent d’avancer.
C’est l’histoire d’Abraham qui a obéi à l’appel de Dieu et qui pourtant n’a rien vu de la Promesse. C’est l’histoire de Moïse qui quitte l’Égypte, un pays d’abondance et de vie facile, pour partir au désert, sans eau ni nourriture ; et cela, pendant 40 ans… Son seul appui est sa foi au Dieu Rocher d’Israël. Lorsque Dieu se révèle à Moïse dans le Buisson ardent (Ex 3, 14), il se révèle comme une personne vivante qui se manifestera peu à peu en intervenant dans l’histoire de son peuple. Je serai qui je serai, peut-on traduire, c’est-à-dire vous verrez, à mesure que l’histoire se déroulera, qui je suis.
Le Dieu vivant continue d’intervenir dans notre histoire personnelle. Si nous sommes de vrais fils d’Abraham, notre foi consistera à nous adapter au jour le jour au plan de Dieu sur nous qui se dévoile peu à peu. Notre tentation constante, c’est de nous forger un Dieu à notre mesure, et, au lieu de nous adapter à Lui par la foi, de l’adapter à nos besoins. La foi n’est pas une assurance sur l’avenir : c’est un combat. Le combat sera parfois rude, mais nous avons alors quelque chance de faire l’expérience du Dieu tout Autre et non pas d’un Dieu encore trop humain. Nous répéterons la parole de l’Évangile : Je crois, Seigneur, viens au secours de mon incrédulité. L’absence de Dieu dans le monde moderne est une épreuve douloureuse pour tous les chrétiens. Mais elle est peut-être une invitation à chercher le Dieu caché – et non absent – au-delà de tous les dieux fabriqués à notre image dont nous nous contentions.