En 1940, en pleine guerre, un jeune homme s’installe seul dans le petit village de Taizé et y cache des réfugiés, notamment des juifs. Aujourd’hui, c’est une communauté mondialement connue. Elle accueille des dizaines de milliers de jeunes de tous les pays. Elle anime des rencontres sur tous les continents et est présente aux cotés des plus pauvres du monde. Le livre donne amplement la parole à Frère Roger lui-même pour raconter ses origines familiales, la naissance puis la réalisation de ses intuitions, les étapes d’une aventure risquée, semée, certes, de succès, mais aussi de limites, en particulier sur le chemin de l’œcuménisme qui avait été si bien engagé. Nous ne pouvons construire qu’à partir de ce que nous sommes, avec nos limites et nos fragilités. Dieu dépose un trésor d’Evangile dans les vases d’argile que nous sommes. .
Le fondateur de Taizé demeure étonné de ce qui est arrivé. Cette biographie raconte l’extraordinaire itinéraire spirituel d’un homme et l’aventure sans pareille d’une communauté chrétienne au Xxe siècle.
Extrait du Chapitre Un désert humain
La défaite française de 1940 avait laissé le pays séparé en deux zones, l’une occupée, l’autre libre. Des réfugiés, des juifs en particulier, essayaient de fuir et de se cacher dans la zone non occupée. Roger se sentait poussé à partir pour la France, afin d’être près des plus démunis. Il savait qu’il devait vivre et prier au cœur de la détresse, pour que naisse ce dont il avait l’intuition. Je souhaitais commercer en quelque sorte par me mesurer moi-même : suis-je capable de me tenir au milieu d’une des plus grandes épreuves du moment ?
Il demanda à une agence s’il trouverait une maison en France. .. Dès septembre, Roger retourna à Cluny chez le notaire pour signer la promesse d’achat d’une maison à Taizé. Le voyant si jeune, le notaire lui fit remarquer que, une fois qu’il aurait signé, s’il changeait d’avis il aurait une somme à payer. Roger alla un moment à l’église Notre-Dame-de-Cluny pour prier. Puis il revint et signa.
Le choix de Taizé, village tout simple et en partie abandonné, garde pour frère Roger une part de mystère. Je savais, dit-il, que ce projet devait se réaliser dans un désert. Or une succession d’événements avait fait de cette région un désert humain : la maladie qui avait frappé les vignobles, l’attraction exercée par des zones plus industrielles, la Première Guerre mondiale dont si peu d’hommes étaient revenus. La solitude pesait particulièrement sur les personnes âgées. Mais, pour ma part, je n’en fus pas gêné. Il y avait trop de nécessités immédiates. Depuis le premier jour, j’ai dû apprendre à travailler la terre et à vivre de très peu.
Taizé se trouvait à quelques kilomètres au sud de la ligne de démarcation qui coupait la France en deux. Apprenant que frère Roger vivait à Taizé, des amis de Lyon lui demandèrent, dès 1940, s’il pouvait cacher dans sa maison des réfugiés, des juifs notamment. Et la maison devint le lieu d’un va-et-vient de réfugiés, parfois abattus par la peur et l’épuisement. Chacun n’indiquait à frère Roger que son prénom et ne disait de son passé que ce qu’il souhaitait dire. Frère Roger préparait de la soupe aux orties et des escargots qu’il trouvait à profusion car il y avait autrefois, au pied de la colline, une escargotière. Il allait les ramasser et les jetait dans l’eau bouillante. Il les ressortait de l’eau et on les mangeait tels quels.
Ainsi la nécessité d’accueillir et de gagner sa vie s’est imposée à lui dès le début. Il découvrit que, même avec très peu, il est possible de recevoir et de partager. La simplicité des moyens donne naissance à un sens de l’universel et de la communion, alors que, parfois, l’abondance peut être une source d’embarras pour celui qui reçoit, comme pour celui qui est accueilli.
Les repas à Taizé sont restés simples. Mais la simplicité n’est jamais confondue avec l’austérité. Avec de l’imagination, avec presque rien, il est possible d’apporter de la gaieté et un sens festif à l’existence quotidienne.
Frère Roger conserve des souvenirs chaleureux de l’accueil de certains habitants de Taizé, en particulier la voisine qui, l’hiver, chauffait une brique pour qu’il la mette dans son lit avant la nuit. …Trois fois par jour, frère Roger se retirait pour prier dans un petit oratoire qu’il avait aménagé. Certains des réfugiés étaient juifs. Pour frère Roger, il n’était pas question que ses hôtes se sentent obligés de se joindre à lui pour la prière. J’aurais trouvé insupportable qu’ils viennent prier par gratitude. Ils savaient que je priais mais je ne disais rien. On ne peut forcer quiconque. C’est une période où j’ai beaucoup aimé chanter seul. Le chant, la musique jouaient un tel rôle dans ma famille depuis mon enfance.
Se remémorant cette époque, frère Roger pense qu’il était non pas naïf mais sans expérience encore. Et il découvrit la face la moins généreuse de l’humanité. Il était en danger continuel bien que, durant les deux premières années, ses parents aient demandé au général Filloneau, oncle par alliance d’une des sœurs de frère Roger, de protéger de loin leur fils. Pendant l’été 1942, il reçut une lettre du général l’informant qu’il ne pouvait plus assurer sa protection et qu’il valait mieux quitter Taizé. Il décida de ne plus accueillir de réfugiés pour ne pas les mettre en danger. Mais lui-même resta, en dépit des visites régulières de la police civile. Il se souvient de s’être exhorté à consentir à tout ce qui pourrait lui arriver, de la même manière que, adolescent, il s’était résolu à consentir à sa maladie. Un soir de l’été 1942, il faisait chaud, les fenêtres étaient grandes ouvertes. J’étais assis à une petite table sur laquelle j’écrivais. La menace d’être arrêté était pesante. Ce soir-là, face à la peur qui prenait aux entrailles, il y eut un oui à Dieu. Je fus saisi par une prière que je dis vraiment sans comprendre : Même s’il fallait perdre la vie, permets que se poursuive ici ce qui a commencé.
En novembre 1942, frère Roger accompagna en Suisse quelqu’un qui était sans papiers pour franchir la frontière. C’est précisément à ce moment-là que la France fut totalement occupée et qu’il devint impossible d’y retourner. Quelque temps plus tard, un ami de Cluny, Gaston Chautard, fit savoir à frère Roger que, les 11 et 12 novembre ; la Gestapo avait visité deux fois la maison de Taizé. Il avait été dénoncé. Depuis, j’ai souvent pensé que, dans chaque pays du monde, il devait y avoir une proportion à eu près égale d’êtres humains capables du plus grave quand les circonstances s’y prêtent. Et Roger resta en Suisse. Il fut profondément touché par cette dénonciation. Une fois de plus, il en appela aux intuitions de son enfance et de sa jeunesse. Il importait avant tout de consentir, sans se laisser atteindre par la désespérance et le découragement. A Genève, il se mit à aller prier chaque matin, avec quelques jeunes, dans une chapelle de la cathédrale.
Extrait du Chapitre la parabole de la communauté
Pendant la période qu’il avait passé à Taizé, Roger avait rédigé une petite brochure et l’avait publié en automne 1941. Dans cette brochure de 18 pages, il décrivait son idéal de vie commune. Il avait intitulé ce texte Notes explicatives. La toute première version, le l’avais écrite pour moi-même. Vers l’âge de 18 ans, j’ai eu conscience que, pour se construire intérieurement, il était indispensable de découvrir quelques références essentielles auxquelles revenir jusqu’à la mort. J’avais réalisé que le chrétien se charpente à partir de quelques valeurs fondamentales d’Evangile autour desquelles s’élabore une unité de la personne. S’il fallait oser prendre de grands risques pour le Christ, et non pas choisir la facilité, j’allais avoir besoin d’être vigilant. Dans l’Ecriture, il y a des textes plus fondamentaux que d’autres. Frère Roger a toujours considéré que les Béatitudes étaient particulièrement essentielles. Aussi, lorsqu’il se mit à écrire, il commença par les trois mots qui récapitulaient l’esprit des Béatitudes : joie, simplicité, miséricorde. Là se trouvait pour lui comme une lumière d’Evangile. Mais, comment vivre ces réalités quand on est seul ?
Avec le temps, Roger avait ressenti la nécessité d’une source commune à partir de laquelle une parabole de communauté puisse se réaliser à quelques-uns. Dans sa brochure, il raconte ces rencontres d’étudiants, ces balades à travers champs et bois, ces veillées tardives pendant lesquelles, au cours de longs entretiens, nous découvrions une préoccupation commune qui tous nous avait pris à la gorge : notre solitude, l’état d’isolement qui nous menaçait une fois les études terminées . Cette constatation l’amena à préparer les bases d’une vie en communauté. Il s’agissait pour nous, écrivait-il, de rompre avec une tradition trop individualiste afin d’user pleinement des richesses engendrées par la vie commune. Tenter de former une communauté : Voilà l’appel qui devint irrésistible.
Pour donner des fondements solides à la vie intérieure, cette brochure de 1941 met en évidence quelques mots que Roger avait déjà fixés pour lui-même depuis longtemps : Que ta journée, labeur et repos soient vivifiées par la Parole de Dieu ; maintiens en tout le silence intérieur pour demeurer en Christ ; pénètre-toi de l’esprit des Béatitudes, joie, simplicité, miséricorde.
Frère Roger écrit aussi que la réconciliation des chrétiens est une vocation essentielle : Nous voudrions conserver présente la vision du déchirement du Corps du Christ. Notre communauté doit être un foyer d’œcuménisme.
La brochure annonce qu’à Taizé une maison a été ouverte comme lieu de prière. Cette annonce est commentée par une note en bas de page qui montre que Roger avait dans le cœur beaucoup plus que ce qu’il avait osé écrire : On nous pose souvent la question : allez-vous créer dans cette maison une communauté permanente ? La question est trop brûlante aujourd’hui pour pouvoir donner des précisions à ce sujet.
Il est intéressant de remarquer que tout ce qui allait naître dans les années à venir était déjà contenu en germe dans la brève brochure de 1941, rédigée par un jeune homme de 25 ans. Ces Notes explicatives furent publiées à Lyon fin 1941 par l’intermédiaire de l’abbé Couturier, un pionnier de l’œcuménisme.
Parmi ceux qui lurent la brochure, il y eut deux étudiants de Genève qui devinrent plus tard les deux premiers frères de Roger. Ils furent frappés par sa publication et prirent contact avec lui à l’occasion de ses passages en Suisse : Max Thurian qui étudiait la théologie, et Pierre Souvairan, l’agronomie. Fin 1942, lorsque Roger, de retour de Taizé, dut rester à Genève, Max et Pierre le rejoignirent pouru vivre avec lui dans un appartement situé à l’ombre de la cathédrale de Genève, rue du Puits-Saint-Pierre. Un quatrième vint partager leur vie, Daniel de Montmollin. Ils commencèrent une vie de travail commun et de prière, dans le célibat et dans la communauté des biens, avec une promesse renouvelée chaque année. Max préparait une thèse sur la liturgie et Roger reprit la sienne sur un sujet en relation avec ce qui commençait à prendre forme : L’idéal monastique avant saint Benoît et sa conformité à l’Evangile.
Une vie en commun, une très belle vie , commença à Genève. L’appartement était toujours plein d’hôtes, comme l’était la chapelle qu’ils utilisaient à la cathédrale. Bientôt la prière du matin eut lieu dans la cathédrale elle-même. Geneviève, la sœur de Roger, tenait l’orgue pour la prière commune. Elle se souvient de sa propre surprise en voyant le nombre de jeunes qui venaient le matin prendre part à la prière avant d’aller au travail.
Extrait du chapitre Des voies nouvelles
A la fin des années 1970, une génération nouvelle arrivait sur la colline de Taizé. Le processus de maturation et d’approfondissement que souhaitaient les frères avait besoin de s’appuyer sur une recherche des sources de la foi, de la confiance en Dieu. Désormais, chaque matin, tout au long de l’année, des frères allaient donner dans tous les groupes, en de nombreuses langues, une introduction aux sources chrétiennes.
En été 1975, une journée du peuple de Dieu eut lieu à Taizé. Les cardinaux Marty et Dopfner, présidents des conférences épiscopales de France et d’Allemagne, y participèrent. Ce fut l’occasion d’exprimer à beaucoup ce que frère Roge avait déjà dit aux jeunes responsables le lendemain du concile des jeunes : Taizé ne veut pas organiser un mouvement autour de la communauté, mais, souhaite stimuler les jeunes à devenir chez eux créateurs de paix, porteurs de réconciliation et de confiance sur la terre, en s’engageant dans leur ville, leur village, leur paroisse, avec toutes les générations, des enfants aux personnes âgées.
Pour accompagner les jeunes dans cette recherche, il fut décidé que, une fois par an, la communauté irait aux eux passer cinq ou six jours dans une grande ville, du 28 décembre au 3 janvier. Ce furent les rencontres européennes qui, dès 1978, eurent lieu à Paris, Barcelone, Rome, Londres, Cologne…
Avec les années, le nombre de participants devint si grand que la cathédrale de la ville ne suffisait plus pour la prière commune, il fallut relier plusieurs églises par lignes téléphoniques. Puis, quand les frontières de l’Europe de l’Est s’ouvrirent, ces rencontres eurent lieu à Wroclaw, Pragues, Budapest,. Ensuite, les rencontres de Vienne, en 1992, de Paris, en 1994, rassemblèrent plus de cent mille jeunes, non seulement européens mais aussi d’autres continents. Désormais, lors de chaque rencontre, les jeunes sont réunis dans le plus grand espace qu’on puisse trouver, généralement des halles d’exposition ornées et transformées en lieux de prière. Chaque année, de septembre à janvier, des frères vivent dans la ville pour y préparer, avec les paroisses, l’accueil des dizaines de milliers de jeunes.
A Taizé, les rencontres de jeunes sont devenues intercontinentales. Aujourd’hui, chaque semaine, elles réunissent des jeunes de 35 à 70 nations, du Mexique au Kazakhstan, du Congo à l’Inde, de Haïti à l’Afrique du Sud.
A suivre, le mois prochain : Frère Roger : un reflet du Christ de compassion.