Maxime Allard, dominicain, a vécu pendant quelques années dans un pays reconnu à l’époque pour son climat d’intolérance, l’Afrique du Sud. De retour au Canada, il enseigne au Collège universitaire des Dominicains à Ottawa. Au printemps 1995, Célébrer les Heures a voulu l’interroger sur la place de la liturgie dans la contestation de l’intolérance. En ces jours où la guerre et le terrorisme font partie de notre paysage quotidien, l’entrevue demeure d’une brûlante actualité.
CÉLÉBRER LES HEURES – La liturgie a-t-elle sa place dans une contestation de l’intolérance?
Maxime ALLARD – Votre question fait surgir en moi deux images: en août 1992, c’est la grève générale en Afrique du Sud où l’apartheid règne encore. Sans l’autorisation requise, des séminaristes noirs et colored, leurs professeurs blancs, des chrétiens et des chrétiennes, sont rassemblés pour célébrer l’eucharistie. L’église, située dans un territoire blanc, est survolée par des hélicoptères du régime, entourée de chars. Peut-on parler d’une contestation liturgique de l’intolérance raciste?
Ici, au Canada, j’ai vu une communauté chrétienne violemment divisée. Des menaces de mort ont même été proférées à l’égard du pasteur. Pourtant, le lendemain, tout le monde se rassemble pour célébrer l’eucharistie dominicale. Cette liturgie-là est-elle un acte de contestation de l’intolérance?
C.L.H. – C’est vrai que le caractère contestation de la liturgie n’est pas toujours clair.
M.A. – C’est difficile d’imaginer la liturgie sur les barricades, prenant la route avec des banderoless et des slogans contre l’intolérance. La liturgie n’est-elle pas avant tout action de grâces?
C.L.H. – Alors vous diriez que l’action liturgique ne peut pas être une contestation de l’intolérance?
M.A. – Pourtant, chaque chrétien, chrétienne sait bien que la foi est un engagement, qu’elle exige que soient dénoncées les atrocités qui défigurent les humains. La liturgie pourrait-elle y rester étrangère? C’est difficile à accepter…
C.L.H. – Si on posait la question autrement: La liturgie peut-elle promouvoir, susciter la tolérance?
M.A. – On serait porté à répondre oui, sans hésiter. Pourtant, si on regarde l’histoire, on se rend compte que les célébrations liturgiques ont souvent été un lieu de manifestation intolérantes. Qu’on pense seulement aux intolérances qui ont accompagné la réforme liturgique du concile Vatican II: Pas question que les chants de cet auteur résonnent dans notre église! À côté de ces manifestations d’intolérance, le tâtillonnage d’un certain catholicisme d’hier paraît parfois bien tolérant. Mais si on recule un peu dans le temps, à l’implantation de la Réforme en Allemagne, au XVIe siècle, par exemple, il y a eu toute une bataille autour du rite de l’exorcisme du baptême. Des communautés ont expulsé leurs pasteurs qui refusaient ou au contraire tenaient à pratiquer le rite. Qu’on pense aussi au temps où, dans l’Église orthodoxe, on s’est mutilé pour imposer une manière de faire le signe de croix.
C.L.H. – Oui, on ne peut pas dire que la liturgie ait été un lieu de tolérance privilégié.
M.A. – En fait, l’histoire nous oblige à dire que la liturgie ne conteste ni n’encourage l’intolérance. Mais elle révèle, démasque l’intolérance présente dans les communautés et les sociétés.
C.L.H. – Mais, pour vous, qu’est-ce que c’est l’intolérance?
M.A. – Je pense qu’il faut regarder attentivement ce qui est exprimé par le couple tolérance-intolérance. Depuis le XVIIIe siècle, on appelle tolérance la possibilité de laisser s’exprimer en public des opinions et des comportements qui relèvent de la seule conscience individuelle: s’embrasser en public, par exemple, ou exprimer une position personnelle sur une question morale… Mais cette forme de tolérance n’implique pas forcément le respect ou la reconnaissance de droits. Elle peut cacher une condescendance méprisante! L’intolérance prend sa source dans une étroitesse d’esprit et elle engendre le fanatisme.
C.L.H. – Le rapport avec la liturgie?
M.A. – La liturgie est un acte public, elle ne relève pas de la seule conscience individuelle. Mais elle ne se passe pas non plus sur la place publique. Elle demeure l’action d’une communauté particulière, dans un lieu clos… Vue sous cet angle, la liturgie échappe au couple tolérance-intolérance.
C.L.H. – Donc, la liturgie n’aurait pas grand chose à voir avec la contestation de l’intolérance?
M.A. – Ce serait trop simple d’affirmer les choses de cette façon. Si on retrouve l’origine du mot contestation, on découvre que contester c’était mettre en circulation des témoignages dans un débat. Des témoins invoquaient leur expérience comme source de vérité. Contester, c’était faire entendre et revivre des expériences, afin que vérité et justice soient faites.
C.L.H. – La liturgie fait appel au témoignage…
M.A. – Dans ce sens ancien, la liturgie, qui est écoute et récitation de la Parole de Dieu, mémoire du sacrifice du Christ, gestes symboliques, est contestataire. Elle présente le témoin par excellence: le Christ Jésus. Témoin du Père devant l’humanité, témoin de l’humanité devant Dieu!
C.L.H. – La liturgie serait donc contestataire au sens profond du terme?
M.A. – La liturgie propose un langage qui entraîne un jugement des intolérances présentes dans la communauté qui célèbre et dans le monde où elle vit. Mais, à cause de sa nature, on ne peut s’attendre à ce qu’elle galvanise les foules, comme un discours politique. Ce n’était pas la pratique de Jésus, ce ne doit pas être celle du Corps du Christ, il me semble.
C.L.H. – Qu’est-ce que vous diriez alors sur le rôle de la liturgie dans un temps d’intolérance?
M.A. – Il me semble que la liturgie peut être occasion de percer une résistance qui empêche la vie. Parce qu’elle est révélatrice, justement, des intolérances avouées, inavouables ou ignorées dans l’Église et le monde. La liturgie fait irruption au milieu des expériences humaines et chrétiennes marquées par l’intolérance, pour permettre à la voix et à la vie des exclus de s’exprimer dans des langues et des symboles anciens et nouveaux.
C.L.H. – La liturgie donne des moyens d’expression symboliques…
M.A. – Oui, elle rend possibles des gestes qui cassent les situations d’intolérance, dans le baptême par exemple ou dans les célébrations pénitentielles. Elle met en branle des processus pour réorienter les coeurs, pour réintégrer les corps dans la communauté ecclésiale et sociale. C’est ce que font l’écoute de la Parole, le partage de la coupe et du pain, la prière universelle, l’envoi… Cela, la liturgie le fait au nom du Dieu défenseur de son Messie-crucifié, jadis, à Jérusalem; du Dieu qui prend le parti des pauvres en qui est recrucifié son Fils.
C.L.H. – Alors, la liturgie peut faire des miracles!
M.A. – Rien n’est joué automatiquement. Les hélicoptères d’Afrique du Sud et d’ailleurs témoignent… Les bourreaux auront beau entendre les récits de la Passion, ils ne déboucheront pas automatiquement sur la vérité. Les coeurs peuvent rester sourds aux appels de la célébration liturgique. Les chemins qu’une célébration parcourt à l’intérieur d’une personne pour devenir signifiante et l’ouvrir à l’exigence de l’Évangile sont tortueux. Il est facile de se perdre en chemin…
C.L.H. – Vous êtes réaliste…
M.A. – Oui, mais pas désengagé. Il faut resituer la liturgie à sa place, parmi d’autres types d’actions et de contestation auxquelles la liturgie renvoie. Mon réalisme engagé repose sur la mise en parallèle de la vérité humaine, qui se saisit dans la perception de ses limites, et l’intuition croyante d’une destinée qui ne peut se déployer que dans le cadre de cette modestie. Une eucharistie célébrée malgré des interdictions, des vêpres chantées clandestinement, attestent que le Miséricordieux cherche à réduire l’intolérant à la conversion…
C.L.H. – Merci beaucoup.
Maxime Allard, o.p.
Collège dominicain de philosophie et théologie (Ottawa)