Souvent, je traverse la semaine en passant d’une activité à l’autre, sans de véritables liens entre elles. Parfois, un seul travail m’absorbe complètement. Quelquefois, un élément prend de la place sans que je l’aie voulu. C’est le cas de cette semaine. Bien des choses m’ont tenu occupé, mais des enfants ont peuplé mon univers. Ils se sont faufilés entre les activités ou en plein coeur de celles-ci. Sans crier gare! Comme ils prennent leur place (ou de la place!) dans une réception ou une fête. Ils sont là. Ils s’imposent avec toute leur innocence d’enfant.
Cette semaine, il y a eu Sybille à Paris. Elle vient de naître pour le bonheur d’Anabel et de Hugues. Grâce à l’Internet, les photos de la tendresse me sont parvenues. De son côté, Véronique m’annonce qu’elle est enceinte. Elle a déjà les yeux qui brillent (car les femmes enceintes ont les yeux qui brillent, j’en suis persuadé!) Et j’apprends que François est parti au Vietnam rencontrer une petite orpheline que lui et Marie-Claude vont adopter au cours des prochains mois. Et il y a Timothée, mon filleul, que je n’ai pas vu depuis un mois et dont je m’ennuie. Et Justine qui va à l’école comme une grande et que j’ai raté parce que je n’étais pas à la fête de famille.
Parmi tous ces chéris s’est glissé un enfant qui m’a bouleversé. C’était au bulletin de nouvelles de la télé. Dans le paysage de l’Afghanistan. Il a environ dix ans. Tout au plus douze. La pelle à la main, il creuse une fosse. Tout près, le corps inerte d’une victime de la guerre.
Oui, un enfant! Un enfant plein de vie qui creuse la fosse de la mort. La mort d’un autre, mais déjà aussi la sienne. Déjà!… Au départ de la vie, envisager déjà son terme! Finie déjà la belle insouciance de la jeunesse! Finie déjà la naïveté de se croire immortel! Finis les rires fous et les taquineries des petits bonheurs d’enfant! Finis les rêves et les projets éternels!
Allez, Sybille, Timothée, Justine et les autres, grandissez vite! Ça presse! Il y a un enfant qui a besoin de vous. Il doit jouer au ballon pour oublier qu’il a creusé la fosse de la mort. Il doit oublier, encore quelques années, l’angoissante et sombre pensée de sa finitude.
La mort, faut pas penser à ça trop jeune. Faut d’abord faire des folies, gambader pour le plaisir de gambader, laisser les grands avec leurs peurs et foncer sans arrière-pensée. À travers tout cela, on accumule une réserve de quiétude et de sérénité. Plus tard, on pourra envisager la dure réalité, lui faire face, l’apprivoiser, envisager l’issue. Le dynamisme amassé aidera à avaler la pilule, l’amère potion. On aura eu le temps de savourer la vie et de se rassasier de sa sagesse pour regarder l’issue et l’au-delà avec un regard moins angoissé.
Le lendemain du 11 septembre, une jeune maman m’écrivait son angoisse de lancer, dans le monde et tous ces dangers, un enfant qui a droit de rire et de ne pas connaître les horreurs des guerres, du terrorisme, de la méchanceté. J’ai répondu: Tu as raison de t’inquiéter. Le mal est toujours là. Il se glissera dans la vie de ton petit. C’est inévitable. Mais il faut que des enfants naissent pour que d’autres fabriquent le bonheur mieux que nous l’avons fait nous-mêmes. Il faut des enfants heureux pour voler au secours des malheureux.
Il faudrait placarder les babillards et les murs des villes et des villages avec une affiche qui dirait:: Enfants heureux recherchés pour sécher des larmes et pour jouer au ballon! Prière de se présenter rue de la Tristesse, carrefour de la Guerre, jardin de la Mort. Pouvoir rire spontanément pour en éveiller le goût. Être capable de laisser paraître sa joie pour en entraîner d’autres.