On peut même dire que toutes les perspectives de la rencontre sont bouleversées quand il est donné au chrétien que je suis de faire une authentique expérience spirituelle à travers ce que l’autre a reçu en propre pour entretenir en lui le goût de Dieu : appel à la prière, geste de partage, réponse lumineuse, visage pacifié d’un homme de foi, verset coranique, évidemment, puisque je crois possible une véritable lectio divina du Coran, en langue arabe surtout, si proche du milieu originel de nos Écritures.
Il est toujours un peu douloureux de voir un homme de prière et de vie intérieure s’arrêter aux énoncés de la foi dans son dialogue avec l’autre, et buter sur l’opacité de leurs incompatibilités, sans parvenir à chercher l’autre dans les hauteurs ou les profondeurs où l’engage la droiture de sa disponibilité au travail de l’Esprit, en lui et au creuset de l’islam. La première fois qu’une communauté soufie du voisinage a demandé à nous rencontrer – c’était Noël 1979 -, son porte-parole avait bien pris soin de préciser que c’était pour un partage de prière qu’ils désiraient nous retrouver.
Nous ne voulons pas, disait-il, nous engager avec vous dans un dialogue théologique, car souvent il a dressé des barrières qui sont le fait des hommes. Or, nous nous sentons appelés par Dieu à l’unité. Il nous faut donc laisser Dieu inventer entre nous quelque chose de nouveau. Cela ne peut se faire que dans la prière. Il ajoutait encore : Il n’y a qu’un petit nombre de musulmans qui pourraient comprendre. Sans doute aussi, un très petit nombre de chrétiens pour y croire. Mais c’est cela que nous nous sommes sentis appelés à faire avec vous. C’est un cas exceptionnel, direz-vous! Peut-être, mais cette expérience existe, et elle n’est pas isolée. Elle m’aide à ne pas figer le musulman dans l’idée que je m’en fais, ou qu’on m’en donne, ni même dans ce qu’il peut dire de lui actuellement, majoritairement….
Cela nous aide beaucoup d’être confronté en tout à l’omniprésence de l’affirmation musulmane. Comment allons-nous la respecter, sans exclure a priori, sans inclure indûment ? Elle dit Dieu partout : il y a là comme un microclimat qui libère la foi de tout respect humain ou faire réserve. Et puis, il y a ces valeurs que véhicule la tradition musulmane et qu’on s’attend d’ordinaire à trouver chez des moines : prière rituelle, prière du cœur (dhikr), jeûne, veilles, aumône, sens de la louange et du pardon de Dieu, foi nue en la gloire du Tout-Autre, et en la communion des saints. Ce dernier mystère, essentiel pour nous, indique bien le chemin qui y conduit.
C’est à l’Esprit de Jésus de faire son travail entre nous, et j’ai le sentiment que pour cela il se sert de nos différences, u compris de celles qui nous heurtent davantage. Dans la prière côte à côte, longuement vécue avec nos amis soufis, notamment, nous nous rappelons que nous nous sommes engagés sur une voie (une Tarîqâ), ordonnés ensemble à une quête active et passive, dans une mystique du désir conduisant à l’union à Dieu. L’émulation spirituelle devient alors mutuelle charité; et c’est l’évidence partagée d’être attirés vers la même direction; c’est aussi l’humble aveu de rester à la traîne, les uns et les autres.