Mais à quel prix
Pour mette Jésus à l’épreuve, un docteur de la Loi lui posa cette question : «Maître, que dois-je faire pour avoir part à la Vie éternelle ? » Jésus lui dit : « Dans la Loi, qu’y a-t-il d’écrit ? Que lis-tu ? » Celui-ci répondit : « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cour, de toute ton âme, de toute ta force et de tout ton esprit ; et ton prochain comme toi-même.» (Dt.6:5) «Tu as répondu juste, dit Jésus ; fais ainsi et tu vivras.» Mais lui, voulant se justifier, dit à Jésus : «Et qui donc est mon prochain ?» Jésus reprit : «Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho, et il tomba au milieu de brigands qui, après l’avoir dépouillé et roué de coups, s’en allèrent, le laissant à demi mort. Un prêtre, par hasard, descendait par ce chemin ; il le vit, prit l’autre côté de la route et passa. Pareillement, un lévite, survenant en ce lieu, le vit, prit l’autre côté de la route et passa. Mais un Samaritain, en voyage, arriva près de lui, le vit et fut touché de compassion. Il s’approcha, banda ses plaies en y versant de l’huile et du vin, puis le chargea sur sa propre monture, le conduisit à l’hôtellerie et prit soin de lui. Le lendemain, il tira deux pièces d’argent, les donna à l’hôtelier, en disant : «Prends soin de lui, et ce que tu auras dépensé en plus, c’est moi qui le paierai lors de mon retour.» Lequel de ces trois, à ton avis, s’est montré le prochain de l’homme tombé aux mains des brigands ? Le docteur de la Loi répondit : « Celui-là qui a fait preuve de bonté à son égard.» Et Jésus lui dit : «Va, et toi aussi, fais de même.»
Commentaire :
Dans une de ses prières consacrée à l’amour des autres, l’abbé Courtois s’exprime ainsi : Seigneur tu as dit : «Aime ton prochain comme je vous ai aimés.» Quelqu’un a frappé à ma porte, et, après un moment d’hésitations, j’ai entrouvert, à peine, juste assez pour que l’autre ait le temps de glisser la semelle de sa chaussure dans l ’embrasure et m’empêcher de refermer la porte. Seigneur, je suis perdu !
Circulant sur une artère métropolitaine, témoin d’un accident, le compagnon dit au chauffeur : «N’arrête pas, cela va te créer un tas de complications.» Et ils sont passés outre. La charte des droits et libertés aurait tôt fait de condamner ce geste, comparable à celui du prêtre et du lévite de la parabole du «Bon Samaritain» que Jésus exposa, un jour qu’un scribe lui demandait : «Que dois-je faire pour avoir la vie éternelle ? » Se mettre dans l’embarras, porter les peines, le fardeau des autres, (Ga.6 :2), faire un détour pour un inconnu et quoi encore, serait-ce cela vivre éternellement ? Sommes-nous vraiment condamnés à aimer sans mesure et à aller jusqu’au bout de son cour ?
Quelles situations l’évangéliste Luc ciblait-il dans sa jeune Église du premier siècle ? Pensait-il aux relations tendues entre païens et chrétiens, Juifs et disciples du Christ, judéo-chrétiens et pagano-chrétiens, esclaves et hommes libres, entre hommes et femmes ? (Ga. 3:28; 1 Co.12:13) Pour une humanité qui excelle à s’inventer de nouveaux antagonismes collectifs et personnels, l’évangile ne cesse de nous interpeller en vue d’une action concrète. Sans doute, la jeune communauté de Luc devait déjà, à la façon des docteurs de la Loi dans les synagogues, se poser des questions sur la primauté des amours : amour de Dieu ou amour du prochain, les uns s’excusant, au nom de leurs devoirs religieux, de ne pas assurer les services que la communauté leur demandait ; les autres, érigeant en principe que l’amour de Dieu était l’amour des autres.
Dans ce passage de l’Évangile Luc reprend une vielle tradition fusionnant l’un et l’autre commandement (Dt.6:5 et Lv.19:18) sans toutefois établir de hiérarchie comme Matthieu l’avait fait. (22 :39) L’intérêt de la parabole porte sur la réalité concrète et surtout l’universalité de l’amour des autres selon Jésus, sans pour autant négliger le caractère inséparable de l’amour de Dieu et de l’amour prochain. L’apôtre Jean écrivait en termes identiques : «Celui qui n’aime pas son frère qu’il voit ne saurait aimer Dieu qu’il ne voit pas.» (1 Jn.4:20) Mais cet amour des autres ne doit point se confiner au niveau des sentiments et des émotions, et moins encore au plan des bonnes intentions.
Sur une trentaine de kilomètres, chemin poussiéreux, perdu dans une des zones torrides de la terre, éminemment propice aux embuscades, «Un homme descendait un jour de Jérusalem à Jéricho», un homme, sans nom, inconnu, qui n’a qu’un titre à la bienveillance : c’était un homme, un humain. L’histoire définira par la suite ce qui le rendait indifférent aux uns et aux autres, étranger même pour les siens.
«Passent un prêtre. puis un jeune lévite,» clercs soucieux des observances de la loi, mais plus encore de toutes impuretés légales qu’ils pourraient encourir. Ils étaient loin, eux aussi, de la réflexion du prophète Osée (6:6) et des admonestations d’Isaïe (1:10-17) : «c’est l’amour que je veux, non les sacrifices.» Les pharisiens scandalisés d’une guérison par Jésus, un jour de sabbat, étaient de même catégorie. (Lc. 13 :10-17; 14 :1-6)
«Passe un Samaritain,» ennemi juré des juifs depuis l’affaire de l’appropriation des terres juives au moment de la déportation. Les juifs ne leur avaient pas pardonné, et ce moment de leur histoire avait créé entre l’un et l’autre peuple une inimitié séculaire. Pourtant, le samaritain s’arrête, qu’importe l’histoire, la race, la fierté nationale et les suites encourues ! L’homme ne se demande point si le blessé est juif ou non, compatriote ou étranger, ami ou ennemi ; il lui suffit de se trouver en présence d’un homme en besoin d’aide. Il va faire tout ce qu’il peut parce qu’il est pris de compassion : l’affection d’Osée pour Gomer, (Os. 1-3) l’amour de Dieu (Lc 6:36) «Nul n’a plus d’amour que celui qui donne sa vie pour ceux qu’il aime», ceux dont il se fait proche. Ainsi prend tout son relief le commandement de l’amour des ennemis. Pour celui qui se fait proche, l’inimitié tombe, s’efface, n’existe plus ; il n’a plus d’ennemi même si l’autre prétend le demeurer.
«Lequel à ton avis, s’est montré le prochain de l’autre ?» demande Jésus. Celui envers lequel j’ai pratiqué la miséricorde, pour qui j’ai éprouvé de la compassion, dont j’ai partagé la souffrance, celui dont je me suis fait proche. Saint-Exupéry dans son merveilleux livre «Le Petit Prince» met en présence un renard du désert et un petit bout d’homme à la chevelure d’or : «S’il te plaît, apprivoise-moi,» demande le renard. «Que faut-il faire ?» demande le Petit prince. «Il faut être très patient, rétorque le renard ; chaque jour tu pourras t’asseoir un peu plus près. Mais ne dis rien. Le langage est source de malentendus. Cela prend du temps et des rites. Mais quand tu m’auras apprivoisé, nous ne pourrons plus nous quitter sans pleurer.»
Va, et toi aussi, fais de même et tu auras la vie, de conclure Jésus, la vie éternelle, celle d’aujourd’hui et celle de demain.
Mais à quel prix !