Pauvre de joie
« Descendant alors avec eux, il s’arrêta sur un plateau. Il y avait là un groupe nombreux de ses disciples et une foule immense de gens de toute la Judée et de Jérusalem et du littoral de Tyr et de Sidon, venus l’entendre et se faire guérir de leurs maladies.
Levant alors les yeux sur ses disciples, il dit :
Heureux , vous les pauvres, car le Royaume de Dieu est à vous.
Heureux, vous qui avez faim maintenant, car vous serez rassasiés.
Heureux, vous qui pleurez maintenant, car vous rirez.
Heureux êtes-vous, si les hommes vous haïssent, s’ils vous frappent d’exclusion et s’ils insultent et proscrivent votre nom comme infâme, à cause du Fils de l’homme. Réjouissez-vous ce jour-là et exultez, car alors votre récompense sera grande dans le ciel. C’est bien de cette manière que leurs pères traitaient les prophètes.
Mais malheur à vous, les riches ! car vous avez votre consolation.
Malheur à vous qui êtes repus maintenant ! car vous aurez faim.
Malheur à vous qui riez maintenant ! car vous connaîtrez le deuil et les larmes.
Malheur à vous quand tout le monde dira du bien de vous ! C’est bien de cette manière que leurs pères traitaient les faux prophètes. »
Commentaire :
Au plus profond de soi, l’homme aspire au bonheur. Mais aujourd’hui, cette aspiration se fait plus consciente car notre monde de la consommation privilégie le quantitatif au détriment du qualitatif. La question de l’épanouissement personnel devient l’unique question. L’homme contemporain cherche «à être bien dans sa peau». A cette aspiration répondent de multiples «mystiques» du salut : exaltation du travail, de la sexualité, évasion dans la drogue ou aventures de toutes sortes. Au fond, la question fondamentale est comment devenir un homme, une femme, comment apprendre l’art de vivre, quel est le chemin du bonheur ?
L’Évangile, notamment le «Sermon des Béatitudes», montre ce chemin, il apprend l’art de vivre. Jésus a dit au début de sa vie publique : je suis venu pour évangéliser les pauvres, je vous montre le chemin de la vie, le chemin du bonheur, mieux, je suis ce chemin. La pauvreté la plus profonde chez l’homme est cette incapacité d’éprouver la joie, le dégoût d’une vie considérée souvent comme absurde et contradictoire. Pauvreté aujourd’hui très répandue, sous diverses formes (Ratzinger. 10 déc. 2000).
Chez Luc, le «Discours inaugural» se présente comme un Sermon dans la plaine, sur le plateau, et non plus sur la montagne, comme chez Matthieu (ch.5). Après avoir choisi ses apôtres sur la montagne, Jésus redescend vers la plaine et la foule avide d’enseignements et de miracles.
En réfléchissant sur les Béatitudes selon saint Luc, il ne suffit pas de penser à quel point le troisième évangéliste se montre pitoyable de la détresse des pauvres, scandalisé devant la dureté des riches; il perçoit de façon aiguë la transcendance des biens du Royaume et redoute l’antagonisme entre les valeurs spirituelles et les avantages de la terre, entre Dieu et Mammon. Pour l’évangéliste, le chrétien doit opter sans partage, ne rechercher que les biens d’en-haut, renoncer à tout pour suivre le Christ et ne donner son coeur qu’à Dieu. L’énoncé des Béatitudes prend chez Luc un tour paradoxal et antithétique : il proclame bienheureux les malheureux, plus encore, Luc ajoute les antithèses et annonce le malheur des heureux de ce monde.
La pauvreté chez Luc
La première béatitude nomme «les pauvres» sans autre détermination. Cette désignation vise les pauvres au sens propre, les indigents, la classe sociale inférieure. De même la première malédiction concernant les riches, vise la classe sociale des nantis. Dans les deuxième, troisième et quatrième béatitudes, il s’agira aussi des pauvres réduits par la pauvreté à la faim, aux larmes, aux avanies, et pareillement les riches engloberont les repus, ceux qui rient et ceux que l’on honore.
Parlant de pauvreté, Luc se montre radical, intransigeant. Le Christ lui-même avait énoncé cette opposition irréductible entre le Royaume et l’argent, l’attachement aux biens de la terre et la recherche de Dieu. «Nul ne peut servir deux maîtres, fatalement, il haïra l’un des deux»(16:13). Le riche notable attaché à ses biens ne pourra suivre Jésus (18:22). L’accès au Royaume devient strictement impossible aux riches (18:25). Les richesses et les plaisirs de la vie étouffent la Parole de Dieu semée au coeur de l’homme (8:14). Ces antithèses illustrent les contrastes du chapitre 6e de Luc concernant les Béatitudes.
L’évangéliste récrit ces Béatitudes à la lumière d’une certaine expérience chrétienne, et son interprétation de la Bonne Nouvelle proclamée par Jésus, Luc l’a recueillie et re-formulée selon son tempérament. Dans le christianisme des premiers temps, la pauvreté volontaire a été perçue comme un idéal de vie, austère mais exaltant. Luc a vibré à cet idéal, ses antithèses tranchées, ses formules sans nuances, témoignent d’un coeur épris d’absolu. Comme le Christ, Luc stigmatise la richesse en raison des abus qu’elle peut entraîner, il la flétrit parfois à tel point qu’elle paraît condamnée pour elle-même. Seul, il qualifie l’argent de «pervers» (16;9) comme si l’argent était toujours fruit de l’injustice. Dans la parabole du riche et du pauvre Lazare (16;19-31), le riche n’a d’autre faute que son attachement à la richesse. Luc est aussi le seul à parler du riche insensé (12:16-21) qui se fie à sa richesse comme à un bien absolue et n’aspire à rien de plus qu’à cette valeur définitive.
Se libérer, se faire pauvre pour suivre le Christ, cet idéal de pauvreté chez Luc n’est pas simplement détachement intérieur, mais dépouillement effectif et total. Luc est radical sur ce point : «Une chose te manque, dit Jésus au jeune homme riche, vend tout ce que tu as» (18:22). Chez Luc, les disciples «laissant tout, le suivirent», contrairement au récit de Matthieu et de Marc qui ne parlent que des filets. Ainsi du publicain Lévi : «quittant tout, il le suivit»(5:28). Même les pauvres n’échappent pas à ce radicalisme évangélique : donner le peu qu’ils possèdent telle la veuve et son obole, «elle a donné plus que tous les autres» (21:4)
L’Église de la Pentecôte
En évoquant les pauvres et les humiliés, Luc songe spécialement aux disciples des premiers jours de la chrétienté, l’Église de la Pentecôte, à tous ceux et celles-là qui ont vécu de façon héroïque la pauvreté pour le Christ. Cette expérience vécue, guidée par l’Esprit, n’avait fait du reste que dégager en clair l’enseignement du Maître. Quand il déclarait bienheureuse la condition des pauvres, Jésus laissait entendre un appel implicite à embrasser volontairement la pauvreté, détachement intérieur, dépouillement effectif. Au Livre des Actes, les «sommaires» décrivent l’ambiance des premières communautés chrétiennes issues de la Pentecôte, comme un temps de ferveur où les croyants abandonnaient leurs propriétés, mettaient tout en commun pour un partage fraternel (Actes 2:42-47; 4:34-35). Tel est de façon incontournable, avec l’amour qui en est la source, le secret de la joie des premières communautés chrétiennes.
«Il n’y a aucun avantage à s’attarder à ce christianisme dolent et larmoyant que les amateurs de mièvreries spirituelles veulent fonder sur les Béatitudes. Comme si le Christ s’adressait ici aux âmes «meurtries» et «affamées de bonheur»! L’homme ne sera pas heureux à cause de ce qu’il aura fait ou subi; il commence à être heureux parce qu’il devient semblable à Dieu fait homme et il le sera complètement lorsque cette ressemblance sera devenue parfaite. Un bonheur à la taille d’une âme passionné d’héroïsme, voilà le seul que promet le Christ a ceux qui veulent le suivre» (Y.de Montcheuil. Mélanges théologiques 9. pp.183-184).