Une foi qui fait la noce
«Il y avait un mariage à Cana en Galilée. La mère de Jésus était là. Jésus aussi avait été invité au repas de noces avec ses disciples.
«Or, on manqua de vin ; la mère de Jésus lui dit : «Ils n’ont pas de vin.» Jésus lui répond : «Femme, que me veux-tu ? Mon heure n’est pas encore venue.» Sa mère dit aux serviteurs : «Faites tout ce qu’il vous dira.»
«Or il y avait là six cuves de pierre pour les ablutions rituelles des Juifs ; chacune contenait environ cent litres. Jésus dit au serviteurs : «Remplissez d’eau les cuves.» Et ils les remplirent jusqu’au bord. Il leur dit :«Maintenant, puisez et portez-en au maître du repas.» Ils lui en portèrent.
«Le maître du repas goûta l’eau changée en vin. Il ne savait pas d’où venait ce vin, mais les serviteurs le savaient, eux qui avaient puisé l’eau. Alors le maître du repas interpelle le marié et lui dit :«Tout le monde sert le bon vin en premier, et, lorsque les gens ont bien bu, on apporte le moins bon. Mais toi, tu as gardé le bon vin jusqu’à maintenant.»
«Tel fut le commencement des signes que Jésus accomplit. C’était à Cana en Galilée. Il manifesta sa gloire, et ses disciples crurent en lui.»
Commentaire :
«Tel fut le commencement des signes que Jésus accomplit.» Ainsi débute la narration du miracle de Cana. Chez Jean, le terme signe se substitue souvent au mot miracle.
Les miracles nous fascinent. Qui n’en demande pas ou ne les court pas : apparitions, guérisons merveilleuses… Le mot se retrouve facilement sur nos lèvres pour classer ce qui, en tous domaines, demeure jusque là inexplicable. L’évangéliste Jean, qui s’en tient à quelques miracles seulement parmi les plus célèbres, nous dit très clairement qu’à travers ces miracles, il faut plutôt voir des signes qui permettent la connaissance de Dieu et guident notre foi. Cette valeur significative du miracle est amplement exposée dans le 4e évangile par quelques grands discours de Jésus accompagnés de miracles : Jésus multiplie les pains et explique: «Je suis le pain de vie.» Il guérit l’aveugle-né et ajoute : «Je suis la lumière» ; il ressuscite Lazare : «Je suis la Résurrection et la vie.»
Le signe constitue un événement concret, un fait vécu, mais porteur d’une révélation qui le dépasse. Jean a médité longuement chacun de ces miracles, faits historiques dont il a été témoin, et propose maintenant à notre méditation celui de Cana. Premier miracle de Jésus, premier signe qu’il nous donne de sa divinité ainsi que de sa mission. Jésus n’aurait-il pas voulu signifier également dans quelle ambiance de fête pour ne pas dire de noces notre foi devrait être vécue quodiennement ?
«Une foi qui fait la noce». Rarement pareille association d’idées ne nous était venue, mais il faudrait peut-être un jour découvrir que l’Évangile de Jésus n’avait pas pour but de mettre l’humanité en Carême, mais de l’engager sur des routes de bonheur et de fraternité comme Jésus aux noces à Cana.
Durant l’Avent, certaines lectures avaient un petit côté agressif et leurs hérauts bien davantage. Pensons aux prophètes Élie, Isaïe, pour ne nommer que ceux-ci sans oublier le dernier mais non le moindre, Jean-Baptiste. Avec Jérémie, chacun a sans doute été tenté, un jour, de se désengager : «Chaque fois que j’ai à proclamer la parole, je dois crier et proclamer : Violence et ruine. La parole de Yahvé a été pour moi opprobre et raillerie, tout le jour. Je me disais :Je ne penserai plus à lui, je ne parlerai plus en son Nom ; alors c’était en mon coeur comme un feu dévorant, enfermé dans mes os. Je m’épuisais à le contenir, je ne pouvais le supporter.» (Jér. 20;7-9)
D’autre part, les promesses faites par ces prophètes d’un monde à venir, comportaient quelque chose de tellement incroyable que la proclamation elle-même devait faire insulte aux petits et démunis auxquels elle s’adressait comme aux grands, puissants et riches qu’elle condamnait. «Un festin de viandes grasses et succulentes pour tous les peuples, sur cette montagne, un festin de bon vins, de viandes juteuses, de bons vins clarifiés. Il enlèvera sur cette montagne le voile de deuil… Le Seigneur essuiera les larmes de leurs yeux. On dira ce jour-là : «Voyez c’est notre Dieu de qui nous espérions le salut. Nous jubilons et nous nous réjouissons de ce qu’il nous a sauvés.» (Is.25:6+).
Jésus paraît. Les miracles, ces signes ont également ce quelque chose d’incroyable tant ils revêtent d’ampleur et de prodigalité. On serait porté à croire que Jésus donne tout en une seule bouchée et rien pour le lendemain même s’il ordonne de conserver les restes. Le miracle de la multiplication des pains (Jn.6) constitue un exemple des plus retentissant. Les pauvres venus l’entendre ont eu de quoi se nourrir à satiété, mais une fois revenus chez eux, que leur resterait-il. Aussi voulaient-ils s’emparer de Jésus pour en faire leur roi. Le miracle de Cana n’échappe pas à la règle : six grandes outres remplies jusque bord pour rassasier les invités, mais demain…
Dans ce cadre de prodigalité et d’abondance, parler d’une Église qui fait la noce est de nature à décontenancer. Pourtant, ce thème de la noce revient de façon constante dans la bouche du Seigneur (Mat.22:1+, Lc. 14:15+). Ce faisant, il se tenait dans la lignée des grands prophètes de l’Ancien Testament. La comparaison du mariage, des épousailles est courante dans la Bible pour figurer l’alliance de Dieu avec son peuple (Is. 54+; 61:10; 62:4+; Jér. 2.2; Ez. 16; Os. 1-2, Pro. 9,1-6 et Cant.). Et dans la foulée du Christ, saint Paul et les apôtres eux-mêmes parlent en ces termes de l’union du Christ à l’Église (2 Co.11:2; Ep.5:25-27; Ap.21:2-9; 3:20;). Cette métaphore du banquet symbolise la joie, la béatitude du royaume messianique : Is.25:6; 55:1-3; Mat. 8:11; 22:2+; 25:10+; Lc. 22;30; Ap. 3:20; 19:7-9.
Après deux mille ans d’existence, pour vivre sa foi, l’Église a-t-elle jamais emprunté l’image de la noce et ses membres se sont-ils engagés à vivre leur foi comme on fait la noce. Le Christ n’étant plus là pour multiplier les pains, les poissons et le vin, qui sera maître de la noce pour tous les invités ? Gardons-nous de parler ici exclusivement de noces spirituelles, de rassasiement pour l’âme alors que le corps crie famine et que, pour quelques millions de fidèles, des milliards d’humains crèvent de faim.
Au moment où Jésus vient de recruter ses disciples, premier noyau de la communauté messianique, l’Église naissante, le festin nuptial de Cana a été interprété par Jean comme symbolisant le festin nuptial de l’Église croyante. C’est ainsi que l’on voulut vivre la foi dans les débuts de l’Église (Ac.2:42).
Ce miracle de Cana est porteur d’un contenu qui le dépasse, il s’adresse à la foi. Il est signe annonciateur d’un monde transfiguré, avec surabondance de biens culminant dans la personne même du Christ. En octroyant un vin surabondant et de qualité supérieure, Jésus commence à montrer les biens de salut qu’il apporte, biens non seulement spirituels, mais également matériels grâce à la justice pratiquée par chacun.
Les disciples entraînés à la méditation des merveilles de Dieu ont accueilli le signe de Cana avec une très grande joie et un moins grand étonnement. Ils comprirent que la foi en Jésus était invitation à la noce, invitation à édifier une Église où tous, pauvres, lépreux, manchots… sont invités à la noce (Mat.22,9-10). Mais autour d’eux, convives que nous sommes, allons plus loin que la bonne surprise de ce vin généreux, meilleur que le premier. Dans quelle mesure sommes-nous disposés à vivre une foi qui fait la noce avec prodigalité et souci de l’autre ?
Notre vie est pourtant remplie de ces signes. Ces signes peuvent nourrir la foi, mais ne peuvent être discernés et accueillis en dehors d’elle. La foi permet de les comprendre et de s’en instruire. , comme l’amour permet à ceux qui s’aiment de se manifester leur attachement par tel ou tel signe où d’autres ne verraient que des gestes ridicules. Les merveilles de Dieu n’ont pas cessé avec les temps apostoliques. Pour les saisir, la foi est nécessaire, la foi qui nous fait reconnaître dans le monde l’oeuvre continue de Dieu dans son déroulement. Le monde, la vie des hommes sont des paraboles pour un regard de foi. On appelle cela le signes des temps. Mais cette lecture des signes de Dieu n’est pas chose facile ; il faut se garder de baptiser tout ce qui fait l’activité des hommes, tout autant que de condamner à priori ce qui ne porte pas le nom chrétien. Tout projet humain ne va pas forcément dans le sens du Royaume, toute aspiration humaine ne va pas forcément dans le sens de la justice de Dieu.
Que Marie de Cana ouvre nos yeux et notre coeur à cette dimension festive de notre foi pour que nous puissions la vivre comme une noce et accepter de prendre part quotidiennement à la joie du festin auquel Dieu nous convie et nous sentir responsables de ceux et celles qui n’en sont pas.
Que les sauvés aient l’air plus sauvés et je croirai à leur Sauveur, avait lancé un jour un penseur du 20e siècle.