De la grande visite
” En ces jours-là, Marie se mit en route rapidement vers une ville de la montagne de Judée. Elle entra dans la maison de Zacharie et salua Elisabeth. Or, quand Elisabeth entendit la salutation de Marie, l’enfant tressaillit en elle.
” Alors, Elisabeth fut remplie de l’Esprit Saint, et s’écria d’une voix forte :”Tu es bénie entre toutes les femmes, et le fruit de tes entrailles est béni. Comment ai-je ce bonheur que la mère de mon Seigneur vienne jusqu’à moi ? Car, lorsque j’ai entendu tes paroles de salutation, l’enfant a tressailli d’allégresse au-dedans de moi. Heureuse celle qui a cru à l’accomplissement des paroles qui lui furent dites de la part du Seigneur “.
Commentaire :
L’Évangile de l’enfance (Luc 1-2 et Mat.1-2) a marqué une étape importante dans le développement de la révélation. Jusqu’alors la tradition faisait commencer l’Évangile au baptême de Jean. Or, en marge de cette tradition, certains milieux de l’église primitive portaient leur attention jusqu’aux origines humaines de Jésus. Les récits de l’enfance ont été écrits longtemps après l’Ascension, ce sont les parties les plus tardives de l’Évangile. Ils sont chargés de réflexions théologiques très développées et le thème de la joie y occupe une grande place. Saint Luc, à partir de Marie ou d’autres témoins, a recueilli les traditions et les a consignées en tête de son livre, les reprenant à son compte mais en les coulant dans sa propre vision de l’histoire du salut.
Retenons de ce récit de la Visitation quelques traits susceptibles d’aider notre préparation à Noël que nous voulons placer sous le signe de la VISITE : “Le Seigneur a visité son peuple” (Luc 1:68 et 7:16).
VISITE DE MARIE
“En ces jours-là, en hâte, Marie se mit en route”… L’expression “en hâte” ne vise pas tant la promptitude du départ ou la rapidité du voyage, qu’une disposition intérieure, un état d’esprit : ferveur, zèle pour une chose qui tient à coeur. Marie s’en va vers la montagne, vers une ville de Juda, vers la demeure de Zacharie ; l’élan emporte Marie, la ferveur la transporte, la joie dont l’éclatement sera le Magnificat. Peu importe le nom de la ville, seule la rencontre des deux femmes et leur salutation retiennent l’évangéliste.
Le cri de Marie au loin est porteur de grâce et annonciateur de la présence divine. À la voix de sa cousine, Élisabeth sent que l’enfant tressaille en son sein. Agitation normale en période de gestation, mais Élisabeth, remplie de l’Esprit Saint, en donne une interprétation que l’évangéliste traduit en terme de bondir, sauter, danser, signe extraordinaire de l’emprise de l’Esprit Saint tant dans l’Ancien Testament que dans les premiers jours de l’Église. L’action dépasse les sentiments humains pour baigner dans un courant divin, un climat de puissance surnaturelle. On percevrait difficilement le sens de l’événement sans percevoir chez Elisabeth un certain silence, intériorité qui seul permet d’atteindre une telle dimension d’exultation, voire d’extase.
L’exultation d’Élisabeth est le fruit d’une réflexion chrétienne élaborée. Soulignons trois expressions de cette béatitude.
” Bénie es-tu ” : cri de joie et d’émerveillement fréquent dans la Bible, devant un être en qui Dieu démontre la munificence de son amour. Le motif : Jésus lui-même bénéficiaire par excellence de la complaisance divine (Ps.118:26).
” Mère de mon Seigneur ” : Luc a sans doute conscience d’employer une expression susceptible d’un sens bien supérieur. Même si nous avons là un terme dérivé du cérémonial de cour, le psaume royal 110 inspire l’Évangéliste : ” Le Seigneur dit à mon Seigneur “… Élisabeth prophétise et proclame la venue du Messie, mystère qu’elle identifie par le tressaillement de l’enfant dont elle explique la portée avec le concours de l’Esprit.
Le récit se termine avec la béatification de Marie : ” Heureuse celle qui a cru “. Antithèse de l’incrédulité de Zacharie qui, à cause de son manque de foi, devint muet (1:20) Luc prélude ici à la parole de Jésus : ” Bienheureux plus encore celle qui écoute la parole de Dieu et la met en pratique ” (11:28), éloge qu’il faisait déjà en décrivant la vraie parenté avec lui (8:21).
Des visites peuvent être bruyantes, proclamées à grands fracas ; la visite de Marie, porteuse de Dieu, s’est annoncée par un cri de joie lancée dans le silence des montagnes de Judée, et l’écho s’est fait entendre dans le silence d’une mansarde d’Aïn-Karïm où habitait Élisabeth. Même si la fête est de mise comme chez Élisabeth, que serait pour nous Noël sans un certain silence ?
VISITE DE JÉSUS
Nous allons célébrer Noël et la visite de l’Enfant. La liturgie se veut pour la fête et pour chacun, comme pour Élisabeth, une source de joie : ” Comment ai-je ce bonheur ?” N’est-ce pas trop tard, déjà le dernier dimanche de l’Avent et veille de la fête ? Et de quelle façon Jésus va-t-il se manifester, nous faire tressaillir de joie ?
Depuis des semaines on nous redit l’attente d’un peuple, le cri des prophètes, l’accueil de Marie et l’appel de Jean-Baptiste. En cette nuit, montent du fond de notre enfance tant de voix humaines et fraternelles pour célébrer avec nous. Et nous avons tant parlé d’espérance, d’attente, d’enfant symbole de cette espérance et de ces attentes. Sommes-nous vraiment remplis d attente, d’espérance ? L’arbre de Noël scintille déjà de tous ses feux et chacun a retrouvé dans ses yeux et son coeur les éclairs du désir. Et s’il fallait que nos attentes soient déçues parce que tout ce dont nous espérons être comblés en ce jour nous comblera si peu que pas. S’il fallait nous retrouver le ventre et les mains pleins mais le coeur vide parce que Jésus ne se serait pas manifesté… Le risque est certain si l’esprit de la fête se résume à quelconque évocation du passé ou des souvenirs de notre enfance.
Pour entendre la voix venue de la montagne, comme Élisabeth, feutrons nos coeurs et tapissons nos demeures d’un certain silence : le silence de la nuit avant la Messe, le silence devant le mystère, le silence d’une attente ! Pour une de ces rares fois, la fête est précédée d’un dimanche, temps de repos et temps susceptible d’intériorisation.
Le secret de la fête ne résiderait-il pas dans le fait de reconnaître que quelqu’un veut se faire entendre, quelqu’un attend. Jésus attendait les bergers, les mages, tout ce peuple qu’il voulait sauver. ” Il est venu vers les siens et les siens ne l’ont pas reçu ” (Jn. 1 . 11) Mais ce quelqu’un porteur de Jésus comme Marie à la Visitation, qui sera-t-il ? Quelqu’un dont la voix se fait entendre dans le lointain de nos relations humaines ou de notre vie intérieure.
VISITE DES NÔTRES
La commercialisation qui entoure la fête fait rugir et suscite moult contestations. Assurément, l’abus n’est pas exempt de tout ce marchandage. Mais l’Esprit de Noël, sans nous commander, ne nous suggère-t-il pas quelque échange. ” O admirable échange d’un Dieu qui nous offre sa divinité en retour de notre humanité ! “. Le plaisir d’offrir un petit quelque chose avec tout son coeur ! Le petit cadeau des enfants à leurs parents crée plus de joie chez les adultes que tout ce dont les petits peuvent être gorgés. Fêter Jésus ne consisterait-il point entre autre à accueillir la visite et offrir à nos parents et amis un symbole de notre affection et de gratitude pour tout ce qu’ils ont été et demeurent pour nous. Le moindre des présents ne serait-ce pas de faire une place dans son coeur pour accueillir à la façon d’Elisabeth celui ou celle qui nous signifie la présence du Seigneur pauvre et tout en attente de notre re – connaissance.
À cette fin, n’allons pas négliger le silence. L’artiste qui va entrer en scène se recueille, fait le vide en soi… Pour que la visite devienne une véritable rencontre de l’autre et avec l’Autre, sachons faire taire nos préjugés, éteindre nos réticences, vaincre nos allergies, dominer nos mauvais souvenirs et plus encore disparaître le turbulent égoïsme. Alors, grâce à ce silence, nous entendrons nous aussi avec ravissement la salutation venue de loin et depuis lors entendue, elle fera tressaillir nos coeurs d’allégresse, signe de l’Esprit de Noël.
Dans cet esprit, qui n’éprouvera alors le goût de chanter avec Vigneault : “La parenté est arrivée”… mais le chanter vraiment, comme si Jésus était arrivé, comme si Marie était là…